L’UNIVERSITA’ CHE DIRIGE L’ITALIA Stampa

Depuis novembre Mario Monti à la présidence du Conseil, les Italiens font l'expérience de la rigueur sur le fond et d'une austérité revendiquée pour le style. «Monti n'est pas austère, il est austérissime! Question de personnalité. Mais sa rigueur, elle, porte vraiment la marque de la Bocconi. » Fulvio Ortu sait de quoi il parle: lui qui n'y a pas étudié enseigne désormais les mathématiques dans cette université milanaise privée, l'usine à élites la plus cotée de la Péninsule. La preuve: les principaux acteurs du gouvernement de technocrates qui tente depuis trois mois de remettre l'Italie à flot y ont été formés. Mario Monti en est sorti avant d'occuper longuement les postes de recteur puis de président. Corrado Passera, ministre du Développement économique et numéro deux du gouvernement, en est également issu. De même qu'Elsa Fornero, ministre des Affaires sociales, si peu accoutumée à la dureté de la vie politique quelle a fondu en larmes le jour où elle a annoncé un rabotage des retraites.
Sans parler du monde de l'entreprise, de la haute administration et des institutions internationales que la Bocconi innerve depuis des décennies. Pirelli, Tiscali, Eni, Mediobanca, Banca d'Italia, Unicredit sont aux mains des «bocconiani». Tout comme la Confindustria, le Medef italien, dirigé par Emma Marcegaglia. Et, dans le domaine économique, c'est encore elle qui donne le tempo puisque ses professeurs éditorialisent dans la plupart des journaux qui font l'opinion : II Corriere della Sera, La Repubblica, Il Sole 24 ore, La Stampa.
C'est qu'il en a fait du chemin, l'établissement créé au début du siècle dernier par l'homme d'affaires Ferdinando Bocconi en hommage à son fils Luigi, tué lors de combats en Ethiopie. Le premier en Italie à enseigner I'économie. Son emprise immobilière en témoigne. D'extensions successives en achats de terrains, l'université occupe aujourd'hui plusieurs pâtés de maisons à la lisière sud de la capitale lombarde; tout un quartier si on prend compte les logements des étudiants. Et, à l'entrée principale, un panneau dressant la liste des universités des cinq continents avec lesquelles la milanaise a noué des partenariats donne une idée de son rayonnement. Une petite di&line rien qu'en France, parmi lesquelles HEC, l'Essec, Sciences po.
Culture d'entreprise. Le succès résulte d'un subtil cocktail, fait de souci d'excellence et d'esprit de corps, on oserait presque dire de culture d'entreprise, inoculés tout au long du cursus et qui unissent les bocconiens bien au-delà de leurs études. «Nous avons 13.000 étudiants mais faisons en sorte de nous concentrer sur quelques secteurs précis: l'économie, le management, le droit. En Europe, seule la London School of Economics a le même profil ; les étudiants y sont cependant moins nombreux», explique Guido Tabellini, l'actuel recteur.
Ce n'est pourtant que l'un des ingrédients de la recette. S'y ajoutent une sélection impitoyable, qu'il s'agisse des étudiants ou des professeurs, et une liberté de décision totale que lui envient les universités publiques, confrontées à l'inertie de leur administration. Mais le prix à payer, au sens propre, est substantiel, même si beaucoup d'étudiants bénéficient d'une bourse: jusqu'à 41.000 euros pour un MBA. Moyennant quoi les diplômés ne mettent en moyenne que trois mois à décrocher leur premier CDI.
L'élitisme guette. Et le mode de fonctionnement, proche du campus à l'américaine, serait de nature à favoriser cette dérive si la direction;- n'avait érigé quelques garde-fous qui, à l'encroise, font désormais partie de l'ADN bocconien. «Dans ce pays où le sens civique fait souvent défaut, une université spécialisée dans les sciences sociales comme la nôtre doit aussi transmettre des valeurs: le respect de la collectivité, le pluralisme, la tolérance», poursuit Tabellini. Seul représentant des étudiants au conseil d'administration, Antonio lui fait écho, qui revendique au nom de ses pairs le sens de l'éthique. Un peu de morale et de fibre sociale dans le credo libéral de la maison; Monti, qui en reste la figure tutélaire, n'aurait pas mieux dit.
De même, la proximité, l'admiration croisée et apparemment non feinte entre profs et étudiants, la possibilité de vivre en circuit fermé pour ceux qui le souhaitent peuvent mener à une forme de consanguinité. La Bocconi a sa télé, sa radio, ses installations sportives, ses nombreuses associations et, de façon plus officieuse, le Divina, une boite de nuit située à deux pas. Bref, un étudiant peut suivre tout un cycle sans jamais sortir de la demi-douzaine d'immeubles qui cernent la Via Sarfati ni voir le Duomo ou la Scala. En théorie, car la tentation du repli se heurte à la volonté de brassage d'une université qui se revendique plus européenne qu'italienne et qui s'est fixé pour objectif d'accueillir à terme 30% d'étudiants étrangers, contre 15% actuellement.
A bien y regarder, le principal défaut de celle qu'on appelle familièrement «Mamma Bocconi» serait plutôt de cocooner à I’excès ses petits. «Les étudiants travaillent énormément et l’encadrement fait en sorte de leur faciliter la vie pour le reste. Du coup, ils sont déresponsabilisés; je leur trouve un déficit de maturité culturelle », note Stefano Baia Curioni, responsable du master de management dans les métiers artistiques. Un travers qui, avec le temps, peut se transformer en atout. Car ceux qui l'ont fréquentée, environ 80.000, lui restent très attachés.
D'ailleurs, ils appartiennent presque tous à l'association des anciens. Un réseau ultrastructuré, solidaire, influent, dont le maillage a depuis longtemps dépassé les limites de la Péninsule. «C'est la grande forte de la Bocconi», assure Guillaume, un étudiant français qui suit un MBA. Une véritable caste dont les membres se cooptent, verrouillant du même coup le marché du travail, dénoncent ceux qui n'en sont pas. Président de Vodafone Italia et, accessoirement, de la dite association, Pietro Guindani rejette l'accusation: «Notre seule raison d'être est de restituer le patrimoine, la communauté de valeurs acquis à la Bocconi: mérite, solidarité, honnêteté.» Pas sûr que ce capital moraI résiste toujours à l’âpreté de la compétition dans une vie professionnelle. L'ascétique et intransigeant  Mario Monti, en revanche, ne l'a apparemment pas totalement dilapidé. C'est sans doute la raison pour laquelle cet homme tout en raideur courtoise reste aussi populaire, malgré la potion amère qu'il fait ingurgiter à ses concitoyens. (Fonte: Le Point 16-02-2012)